Adieu Anne
Anne Bustarret nous a quittés le 7 février 2019.
Adieu Anne
Quand la famille d’Anne m’a demandé de rappeler en quoi son parcours avait été important pour celles et ceux qui l’avaient côtoyée, j’ai dit oui tout de suite. Et aussitôt après j’ai été très inquiet : comment dire en peu de mots l’importance qu’a eue Anne pour tous ceux qui ont eu la chance de partager avec elle une partie de leur itinéraire.
Car il n’est pas suffisant de dire qu’elle a été l’une des personnes à avoir ouvert d’immenses portes dans le champ de l’enfance afin de comprendre ce qu’il fallait regarder, comment il fallait écouter, sur quels éléments développer une activité artistique et pas seulement pédagogique. « L’enfant et les moyens d’expression sonore »titre d’un des premiers ouvrages, fut le grand départ de notre premier voyage avec elle dans les années 1970. Ce livre était le résultat d’expériences qu’elle avait menées à l’école, complété par un travail de critique de disques pour la revue l’Ecole des parents.
Les ouvrages se sont suivis, en fonction de ses activités et de sa perspicacité pour attirer l’attention sur des points importants. Par exemple sur la toute première éducation auditive qu’elle a nommée : « L’oreille tendre ». Car Anne était une grande observatrice, une grande collectrice aussi. Tout ce qui concernait le développement de l’enfant, ce qui pouvait l’aider à se situer dans l’espace et dans le temps pour entrer en relation avec l’entourage et se repérer dans son monde environnant, tout cela était son grand sujet.
Elle est intervenue aussi dans les établissements d’aveugles ou de sourds, montrant combien l’éducation auditive dès le plus jeune âge préparait l’enfant à une vie autonome, libre, et en quelque sorte joyeuse. L’Heure Joyeuse, c’était la bibliothèque où elle a beaucoup échangé avec d’autres professionnelles passionnées comme elle par les outils que l’on pouvait donner aux éducateurs comme aux parents, et en organisant également des rencontres de toute sorte avec les enfants. Un disque demeure aujourd’hui un témoignage exceptionnel : « Petit oiseau d’or », véritable bible pour les parents comme pour les enseignants sur le parlé-chanté, le chanté improvisé, le jeu musical pour aider à faire faire à l’enfant ses premiers pas dans le monde en musique. Elle a fait ce travail de collecte et d’enregistrement dans des familles, dans des cours d’écoles, avec des parents, des enseignants.
Quand on avait besoin d’un renseignement, d’un titre, d’une liste sur une thématique, on téléphonait à Anne. Elle était une mémoire vivante, bien plus sûre que tous les articles que l’on pouvait rechercher sur le sujet. Ce n’est pas étonnant qu’elle ait titré un autre ouvrage « La Mémoire enchantée », revisitant les différents lieux où on chante, les livres pour enfants, les disques, les émissions de radio.Au total une véritable somme de ce qui été proposé de 1850 à nos jours. Il ne lui restait plus qu’à faire une synthèse de quarante années consacrées à cet immense domaine en annonçant, dernier ouvrage, que désormais il fallait ouvrir « Les pleins feux sur la chanson jeune public ».
Car une autre activité sans doute moins connue du public, mais ô combien appréciée des professionnels : le compagnonnage avec tous ceux qui se lançaient dans les concerts à l’intention des enfants. Nombre d’artistes pourraient dire combien les conseils et les remarques, parfois sévères, d’Anne ont été essentiels pour progresser dans leur écriture, leur prestation scénique, la sincérité de leur expression. Le meilleur mot qui puisse définir son rôle est celui de l’accompagnement terme aujourd’hui un peu galvaudé parce qu’employé comme mot fétiche par tous les cercles cultureux.
Appliqué à Anne, il retrouve son étymologie : prendre quelqu’un pour compagnon et faire un bout de chemin avec lui. Non pas à sa place, mais à côté pour donner confiance. Dans l’accompagnement, il y a toujours l’idée de déplacement, de mouvement, de marche-avec. Dans cette position, on n’est pas dans le statut de celui qui sait s’adressant à quelqu’un qui ne sait pas. Anne faisait l’effort de découvrir avec le jeune artiste les différentes facettes de ce qu’il proposait, en allant l’écouter, l’encourager, le questionner, entrevoir avec lui des possibilités nouvelles, quitte à lui dire sans tricherie ce qui lui paraissait des fausses voies, des facilités, des manques de travail. Elle pouvait paraître parfois dure dans ses observations, mais c’était au nom d’une exigence intérieure de vérité, et de cela tous l’ont remerciée. Comme l’écrivait ces jours-ci une de ses amies, citant le mot de Beaumarchais : « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ». Et la même personne ajoutait : « Anne avait beaucoup d’humour ». Et on pourrait ajouter : « Anne était une personne libre ».
Les dernières rencontres où nous avons eu la chance de bénéficier de la présence d’Anne furent les séances de l’Académie Charles Cros où deux fois par an nous passions en revue toutes les productions de disques et de livres-disques à destination des enfants, c’est-à-dire tout autant à leurs parents, grands-parents qu’éducateurs de toute corporation. Séances parfois tumultueuses, se terminant par des votes avec courte majorité, mais toujours passionnantes, à l’image du tempérament d’Anne, et sans doute sa présence n’a pas été innocente dans la façon mouvementée dont se déroulaient les échanges. Ce qui ne portait en rien sur la confiance mutuelle entre les membres. Anne c’était cela : de grands éclats de rire, avec des avis passionnés, jamais mesquins, à la recherche incessante de pépites et promouvant au maximum tout ce qui semblait prometteur.
Oui, Anne Bustarret était doublement impressionnante, au sens du respect qu’elle imposait à son égard, et au sens de la trace imprimée qu’elle laissait en nous par ses réflexions. Merci à toi, Anne, et merci aussi au nom de tous ceux qui ne t’ont pas connue mais qui te doivent une partie de leur vie enchantée.