Charlie Musselwhite

Quand Charlie Musselwhite publie son premier disque, le merveilleux Stand Back, il ne choisit pas vraiment le bon moment. Nous sommes en 1967. Les Doors, Jimi Hendrix, Pink Floyd, Beatles tiennent la vitrine. Alors vous pensez… Un harmoniciste aux vieilles bottes couvertes de fange mississippienne face aux méandres ténébreuses du rock psychédélique. Combat inégal. Personne ne se doute alors que cette simple œuvre créée par un artisan grandi à Memphis fait partie d’une révolution qui se meut comme un rattlesnake à bas bruit mais va impacter profondément la musique américaine, la renaissance blues américaine. Cela fait déjà quelques années que ce courant blanc existe dans le sillage du « blues boom » anglais et qu’il sort de jolis et puissants disques. En 1964, John Hammond Jr, l‘un de ses fins représentants, a publié le tendu Big City Blues, Paul Butterfield, issu de l’emblématique Chicago, a livré un intense album éponyme et marqué le territoire, autant d’œuvres malheureusement perdues pour la cause en raison du contexte splendidement embouteillé de la musique à cette époque. Il faudra attendre comme on guette l’érosion du sol pour que la cité engloutie réapparaisse. Charlie Musselwhite arrive donc un peu plus tard, mais se place au sommet de ces merveilleux artilleurs, assez traditionnalistes, sans être des copieurs sans âme. Il a choisi un instrument, l’harmonica, que l’on entend ici ou là, de Paul Butterfield à Bob Dylan, et utilise l’orgue (magnifique sur Christo Redemptor) qui offre du chatoiement à son minerai musical. Mais surtout Charlie a le tampon Mississippi imprimé sur le corps tel un sceau royal, le casier du bluesman bien rempli, la vente d’alcool frelaté, l’amour de l’ivresse, le travail sous un soleil de plomb dans une filature de coton, la route vers Chicago avec un copain de route plutôt légendaire, l’harmoniciste Big Walter Horton… Il a joué avec Muddy Waters, John Lee Hooker qui sera témoin à son mariage. C’est presque un cliché à lui tout seul, mais une promesse d’authenticité que portent sa voix rocailleuse, le feu éclatant de son harmonica, l’énergie irrésistible.

L’éternel retour vers le sud
« Le groupe de Musselwhite a une base blues mais rappelle les premiers temps du rock and roll », écrit en 1969 le New York Times. Il publie un florilège de disques remarquables, Stone Blue (1968), Memphis Charlie (1969), qui fera partie de la précieuse collection de Ben Harper dans sa boutique familiale du Folk Music Center, Goin’ Back Down South (1974), ou Continental Drifter (1999), indifférent aux météos musicales. Son œuvre personnelle, qui compte une trentaine d’albums, semble se clore en 2010. Peut-être n’a-t-il plus la force, affaibli par la maladie ? Mais il accepte les collaborations de prestige, comme son diptyque avec Ben Harper, Get Up ! (2013) et No Mercy In This Land (2018) qui lui ouvre un nouveau public et les portes de la Maison Blanche avec sa fidèle épouse Henrietta, où il joue devant le Président Barack Obama. Troquer, à 78 ans, la bouteille de gnole contre le costard et les lambris de l’Institution ne l’a pas changé. Il a remisé l’alcool au placard après que Henrietta lui a posé un ultimatum : « C’est la boisson ou moi ». Merci Henrietta, bien plus efficace qu’une médecine de charlatan. Grâce à elle, douze ans après son dernier disque, il enregistre enfin l’un de ses plus beaux albums que nous célébrons aujourd’hui à l’Académie Charles Cros, Mississippi son, avec ce merveilleux titre qui résonne comme un mantra, la formule magique dont il possède toujours la clef. Muselwhite est retourné vivre à Clarksdale, le Triangle des Bermudes du blues, décidé à chercher le diable, les fantômes de Charley Patton et de Robert Johnson. Bien sûr, la voix et l’âge ne permettent plus d’envoyer la cavalerie. L’abat-jour a été baissé, la lumière y est tamisée. La nuit avance. Nous commençons le voyage au bord de la rivière avec le superbement paresseux Blues Up The River, puis le tempo s’accélère comme une inquiétude dans Hobo Blues aux incantations lancinantes et primitives. Nous le découvrons à la guitare et à l’harmonica, il est à lui tout seul Brownie McGhee et Sonny Terry, ce duo de country blues qui enchanta les années 1960. Nous devinons ce qu’il nous a mitonné, un disque crépusculaire, pas spectaculaire pour un sou, à rebours de notre époque criarde. In Your Darkest Hour, Stingaree, When The Frisco Left The Shed narrent un récit magnifique et romantique, d’une tendresse absolue, nous plongeant dans la langueur sensuelle des marais, des champs de vigne, des sentiers. A travers ce spectre sonore dépouillé, presque hypnotique, où s’immisce une parole parfois murmurée sous la tonnelle, défilent les thèmes chers au blues, l’errance, le souvenir (de son ami Big Joe Williams), jusqu’au serpent (Crawling King Snake), vecteur de ce désir que Charlie n’aura jamais cessé de ressentir tout au long de sa longue route et qui l’aura maintenu en vie.

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